Étant donné le vif intérêt suscité par notre entrevue avec Mme Marjorie Maltais dans le Potaufeu, Vol. 25 no 1, nous avons décidé de présenter sur le site SCCPQ.CA l’intégrale de celle-ci.
SOUVENIR D’HIER …
POURQUOI AVOIR CHOISI LA CUISINE COMME MÉDIUM D’EXPRESSION – SUR LES PLANS CULTUREL ET ARTISTIQUE ?
En fait, à l’étape de l’adolescence, la cuisine s’est un peu placée d’elle-même dans ma vie. Je demeurais alors toute seule avec mon père et ses habitudes alimentaires étaient plutôt rudimentaires. Il m’a donc fallu prendre les choses en main. Il fallait faire à manger… et il fallait surtout bien manger ! Ayant peu connu la convivialité familiale, je me joignais souvent à des amis dotés de familles nombreuses. Vous comprendrez que pour moi les rapports familiaux étaient très importants. Ainsi, c’est à travers la famille des autres que j’ai découvert les plaisirs de la table. J’avais par ailleurs reçu l’empreinte marquée d’une grand-mère avec laquelle j’ai vécu un temps et qui m’a aussi transmis son savoir-faire culinaire.
ADOLESCENTE, QUELS ASPECTS DANS LA PRATIQUE CULINAIRE VOUS ONT MOTIVÉE, DU MOINS SUFFISAMMENT POUR ORIENTER VOTRE CHOIX DE CARRIÈRE ?
En fin de compte ce qui m’a donné le goût de suivre un cours de cuisine c’est, d’une part, les mères de mes petits amis qui devenaient des sortes de modèles dont je m’inspirais et, d’autre part, le besoin irrépressible de faire plaisir aux gens autour de moi. Ainsi, je rassemblais des amis à la maison, on épluchait les circulaires de la semaine et, avec mes petites économies, on se planifiait de bon repas à moindre frais. De fil en aiguille, envers et contre tous, j’ai suivi mon cours de cuisine, même si les gens autour de moi pensaient que ce n’était pas une bonne option… car peu rémunératrice.
À la fin de ma formation, j’ai fait les Olympiades culinaires. Je ne sais pas si c’est ça qui m’a donné le goût de faire des concours ou bien si ce sont les chefs enseignants qui partageaient avec nous leurs expériences… quoiqu’il en soit, je suis partie du Saguenay Lac Saint-Jean pour faire mon premier stage au Toqué! Lors d’une émission àla télé, on avait montré la façon de travailler très inspirante de ce merveilleux restaurant. Une vision tout à fait moderne de la cuisine notamment dans le dressage des assiettes et la sélection des produits. Les autres étudiants faisaient leur stage en région, mais moi j’ai privilégié d’aller à Montréal. Et, comme j’avais une belle place de travail, après mon stage, j’ai choisi de rester là.
LES CHEFS QUI L’ONT IINFLUENCÉE / VERS UNE PHILOSOPHIE CULINAIRE
QUELS CHEFS ONT LE PLUS INFLUENCÉ VOTRE CUISINE ?
Quand tu es étudiante, tu n’as pas encore d’approche personnelle mais bien un certain rapport aux produits utilisés. Tu n’es pas encore imprégnée de toute l’importance de leur sélection. C’est là que la création culinaire de Normand Laprise m’a immédiatement séduite par son approche qui, tout en respectant les bases du travail et des produits, insistait pour mettre en vedette les petits producteurs, tout en valorisant leur passion et la fierté de leur travail. Cette manière toute personnelle, c’est sa signature qui reste inimitable. Avec lui, on ne dénature rien. Avec Normand Laprise, on parle de l’assemblage de saveurs pures, avec des produits sélectionnés rigoureusement.
C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience des bienfaits de la rigueur. Que ce soit au travail, dans le montage des assiettes, dans l’organisation d’un menu, etc. D’ailleurs dans son restaurant la mécanique de cuisine était quelque chose de très agréable à vivre. Je travaillais avec des gens comme Steeve Morin, Ian Perrault, etc. Après, je suis partie au Laurie Raphaël parce que c’était foncièrement la même approche, le même type de cuisine.
Jeune, c’est là que l’on retient le plus et qu’au fil des expériences on se forge une personnalité propre. On reste imprégné de ses premières expériences toute la vie. D’autant plus si elles sont agréables. C’est avec des piliers comme les chefs Normand Laprise, Daniel Vézina (Laurie Raphaël), Heinrich Meesen (Château Laurier et Manoir du Lac Delage) et Laurent Petit (Le Clos des sens, à Annecy, France, deux étoiles Michelin) que j’ai établi les bases de ma propre cuisine. J’étais comme une éponge, j’absorbais tout. Encore aujourd’hui, je serais capable de reproduire toutes les recettes que j’ai apprises dans ces endroits. Comme une mécanique bien huilée, j’ai répété de multiples fois chacun des gestes à poser et ils me sont restés en mémoire. Fait curieux : Heinrich Meesen, Ontarien d’origine, auprès de qui j’ai travaillé un certain temps, est celui qui encourageait le plus les produits québécois et les petits producteurs.
Toujours au chapitre de la rigueur, je trouve que la répétition des mêmes recettes, avec les mêmes gestes, est un exercice important en cuisine. En fait la cuisine est un peu comme la musique. On fait ses gammes, puis on apprend résolument les accords. On répète et l’on répète… On reproduit fidèlement jusqu’à n’en plus pouvoir et, après seulement, on peut commencer à composer des choses. C’est lorsqu’on a parfaitement intégré de bonnes bases et pas mal d’éléments en soi qu’on peut commencer lentement à créer !
QUELLES SONT VOS CONVICTIONS PERSONNELLES EN MATIÈRE DE CUISINE ET DE PRODUITS TRAVAILLÉS ? DU CÔTÉ DE LA RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT, QUELLE EST VOTRE OPINION ? DEVRIONS-NOUS INVESTIR DAVANTAGE DANS CE SECTEUR ?
J’ai aussi travaillé en épicerie, chez Comeau et Cantin de Québec, agissant à titre de Chef conseil, responsable des achats et de la mise en marché pour les importations et les produits fins. Là j’ai pu noter que, selon moi, on n’abordait pas le marketing des produits québécois de la bonne manière. Force est de constater qu’au Québec, on n’aime pas les produits qui ont un look trop épuré. Ça nous fait peur. Quand c’est trop beau, on n’ose pas ! D’ailleurs, il y a plein de contradictions chez le Québécois. Par exemple, on va rentrer chez Patrick Royer (boutique épurée du chocolat) avec un certain a priori de « peur du luxe », aussi minime soit-il. On se laisse intimider facilement et on ne veut pas gêner les autres. En bref, si tu fais ça trop beau, les gens ne viendront pas. Par contre, ils n’aimeront pas si ce n’est pas assez beau. Le bon dosage sera la clé du succès.
LES DÉFIS
VOUS AVEZ PARTICIPÉ À DEUX ÉMISSIONS CULINAIRES, L’UNE AU QUÉBEC ET L’AUTRE EN FRANCE : QUELLES ÉTAIENT SELON VOTRE EXPÉRIENCE PERSONNELLE LES DIFFÉRENCES MAJEURES ENTRE LES DEUX APPROCHES ?
De prime abord, au Québec, on est plus souple. Remarquez qu’on souhaiterait bien avoir la rigueur des Français en cuisine, mais leur côté militaire ne fonctionne pas avec les Québécois. Sans doute parce que l’approche et les fondements sont différents. On peut dire qu’au Québec on entre en cuisine avec des bases françaises mais tintées d’influences culinaires provenant d’un peu partout à travers le monde.
Chez nous, on va argumenter, on va négocier un peu plus sur les approches culinaires à adopter. Alors qu’en France, on est plus hiérarchisé, plus unilatérale, parce qu’on a une cuisine qui est solidement fondée sur des bases immuables. Par conséquent, il en résulte un traitement plus militaire des échanges. Là-bas le subalterne doit suivre à la lettre les instructions du donneur d’ordres. Il s’agit de deux approches totalement différentes ce qui, à l’écran, se reflètera dans la façon de traiter les émissions culinaires.
La rigidité devient en France un carcan extrêmement lourd. Dans le cadre d’une émission de télévision où l’on présente une compétition culinaire, les enjeux économiques et d’audimat vont avoir une influence majeure quant au contenu de l’émission.Là-bas, c’est une grosse machine soumise au diktat de cotes d’écoute très sévère ! Avec les caméras, une compétition devient un show scénarisé. Mais n’oublions pas que ça reste des émissions de téléréalité… même si persiste le challenge que les compétiteurs doivent assumer.
Alors, pour toi, en tant que concurrent, ce qui va t’animer, c’est le défi de réaliser ton meilleur plat dans le temps imposé. C’est ça qui va dicter chacun de tes gestes. Tous les enjeux extérieurs doivent être absents de ta réflexion et de ton approche de la compétition parce que tu es tout simplement confinée dans ta bulle. Au Québec, le poids de ces enjeux est moins lourd. Du coup, l’approche est plus souple, voire plus conviviale, même si elle est tout aussi rigoureuse.
AU NIVEAU DE LA COMPÉTITIVITÉ, QUELS CONSEILS DONNERIEZ-VOUS À DES JEUNES INTÉRESSÉS À S’EMBARQUER DANS PAREILLE ENTREPRISE ?
Je connais des cuisiniers avérés qui sont ressortis détruits de leur expérience télé. Je pense qu’il faut être galvanisé, avoir une super confiance en soi et se tenir les épaules droites, en gardant une attitude, une vision très personnelle, avec ton style propre, mais tout en ayant conscience de tes propres limites. Tu donnes ce que tu as à donner et ce que tu peux donner. Mais il ne faut pas se perdre de vue… Et surtout avoir des bases solides. Je me répète, on doit connaître ses gammes avant d’interpréter en cuisine. Il faut humblement se forger une identité propre à partir de son expérience du métier qui est un mélange d’essais, d’erreurs et de recommencements.
QUEL EST SELON VOUS LE PRINCIPAL DÉFI QUE RELÈVE UN CANDIDAT OU UNE CANDIDATE EN PARTICIPANT À UNE ÉMISSION CULINAIRE ? COMME CONCURRENTE OU COMME CHRONIQUEUSE.
J’ai toujours dit que je voulais sortir des cuisines afin de partager mes connaissances avec les gens. Pour moi, la cuisine commence à l’épicerie. C’est un passage obligé. Et pourtant, peut-être à cause de la publicité souvent trompeuse, les gens ne savent pas comment ni quoi acheter. On connaît mal les produits et ça ne prend pas grand-chose sur les tablettes pour nous décourager… Sans compter les étiquettes qui disent peu et mal ce qui en est du contenu.
Pratiquer une cuisine gastronomique n’empêche aucunement de revenir aux sources et aux exigences du quotidien, avec recours aux bases et la simplicité d’une cuisine maison. D’ailleurs, les gens veulent apprendre et s’intéressent de plus en plus à la cuisine. On s’interroge toujours davantage sur quoi et comment acheter. D’autant plus avec la recrudescence des contraintes allergiques, de la cuisines santé, du bio, etc. Parce que les gens veulent être plus informés, on en est arrivé à une cuisine plus accessible, plus utile. Bien faire son épicerie en choisissant au quotidien, de manière éclairée, les produits pour cuisiner permet de mieux comprendre le pourquoi des prix et des produits, tout en apprenant leur valeur réelle… Ce sont là des critères qui permettent aux consommateurs de mieux comprendre les cartes des restaurants plus gastronomiques, ceux qui prennent soin de sélectionner les produits utilisés.
Y A-T-IL UNE GRANDE DIFFÉRENCE D’ATTITUDE ET/OU DE RENDEMENT ENTRE CUISINIERS ET CUISINIÈRES ?
Ma réponse à cette question est toujours nuancée car, lorsque je suis en cuisine, eh bien je suis entièrement une cuisinière. Ni plus ni moins. Par contre, à l’extérieur de la cuisine, je suis une femme tout à fait féminine. Or, on s’attend rarement à ce que derrière la féminité il y ait une professionnelle capable d’aborder la cuisine sous toutes ses facettes. Et j’ai pu constater, tant en Europe qu’au Québec, que je dois toujours revendiquer ma pleine crédibilité et bousculer les « a priori ».
La femme en cuisine est d’abord et avant tout une compositrice de goût qui respecte les techniques. Si elle a une approche plus juste des choses, elle reste cependant très conservatrice. Pour sa part, l’homme a du gout, de la fougue et le courage de faire des folies. Il n’a pas froid aux yeux et va essayer des trucs. Disons que l’insouciance masculine lui permet de créer la nouveauté par opposition au côté maternel de la femme qui est davantage basé sur la rigueur. Personnellement, en tant que femme, je n’éprouve aucun problème à créer des assemblages de goûts justes, équilibrés et bien dosés. Mais je n’éprouve guère cette fougue insouciante qui me pousserait à outrepasser mes limites et à faire des folies.
MÉTIER ET GASTRONOMIE AU QUÉBEC : QUEL AVENIR ?
QUELS SONT VOS ENGAGEMENTS PERSONNELS DANS LE QUOTIDIEN EN CE QUI A TRAIT À LA DÉFENSE DE NOS PROFESSIONS?
Aider les gens à savoir quoi faire avec les produits qu’ils achètent ou qu’ils produisent. En rendant la cuisine simple et accessible, je suis un parcours qui longe à la fois l’épicerie et le foyer. Éduquer les gens va dans la logique de mon cheminement professionnel. J’adore transmettre, notamment aux enfants, le gout de cuisiner simplement. Dans ma philosophie professionnelle, le maillage entre les produits, l’épicerie et la cuisine à la maison doit être tissé serré.
QUELLE EST VOTRE PERCEPTION DE LA PLACE OCCUPÉE PAR LA CUISINE QUÉBÉCOISE SUR L’ÉCHIQUIER INTERNATIONAL ? QUELLES ORIENTATIONS DEVRIONS-NOUS PRENDRE DANS LES ANNÉES À VENIR ?
Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas une vieille société. Notre engagement en gastronomie couvre à peine une centaine d’années. Cela veut aussi dire qu’on est encore jeunes dans nos recettes. On n’a même pas eu le temps de construire nos bases avant d’être bombardé par le pluri-culturisme, suite aux vagues d’immigrations qui ne cessent de nous influencer par une cuisine du monde, une « cuisine fusion ». On n’a pas eu non plus le temps nécessaire pour établir nos bases culinaires. Il en résulte que le Québécois est un consommateur hétéroclite dans ses choix, passant aisément du sushi aux tacos, en passant par le pâté chinois… Ces influences nous ont poussés à la fois dans différentes directions culinaires sans que nous ayons eu le temps d’établir les fondements d’une véritable gastronomie québécoise.
CECI NOUS AMÈNE À NOTRE DERNIÈRE QUESTION… Y A-T-IL UNE CUISINE PROPREMENT QUÉBÉCOISE ?
Comme je le disais précédemment la cuisine au Québec est teintée d’influences diverses même si elle est parfois associée à une cuisine plus rustre via le stéréotype de la cabane à sucre. Je ne pense pas que l’on puisse encore parler de gastronomie québécoise. Il y a des produits québécois importants, mais nous n’avons pas encore assez de bagages de recettes ancestrales. Encore une fois, on est un pays jeune, et la réalité est là, nos bases sont françaises, il s’agit donc plus d’une interprétation de ces racines à travers la spécificité de nos produits et des influences internationales. On développe des produits, mais notre patrimoine culinaire est jeune. Le fait d’introduire la viande de gibier dans certains de nos établissements est peut-être une avenue d’une identité spécifique au Québec.
Ce qui est sûr, c’est quec’est une très bonne chose que l’on est confié cette responsabilité de développement à des grands chefs sélectionnés qui pourront lui donner ses lettres de noblesse.