Entrevue réalisée par : Jean-François Dommerc
Jean-Luc Boulay, membre émérite de la SCCPQ et chef propriétaire du restaurant Le Saint-Amour à Québec, invite depuis plus de 15ans, de grands chefs français à venir découvrir notre capitale nationale, sa cuisine et ses produits. Parmi ces personnalités mentionnons Régis marcon et jacques le divellec. Véritable ambassadeur de la gastronomie et des produits nordiques, les échanges que le chef Boulay organise permettent aux professionnels de sa ville d’entrer en contact avec les plus grands noms de la profession. C’est aussi pour lui une façon de stimuler sa brigade en permettant à ses employés de vivre des expériences et des échanges de très haut niveau. Cette année, devant plus de 40 chefs de la région de Québec, à l’école hotelière de la capitale, c’est le chef exécutif du Château Cordeillan-Bages en Pauillac, Jean-Luc Rocha, qui leur rendait visite.
On dit souvent que la valeur n’attend pas le nombre des années. À 35 ans, Jean-Luc Rocha fait déjà partie des grands. Il est le plus jeune chef de France à la tête d’une table qui affiche deux étoiles au Guide Michelin. Dès ses 30 ans, il devient, le plus jeune cuisinier de l’histoire à se voir décerné, au premier essai, le prestigieux titre de Meilleur Ouvrier de France (MOF) en cuisine. Il a été second de cuisine de deux grands chefs français doublement étoilés : Patrick Henriroux à La Pyramide, à Vienne, et Thierry Marx, chef exécutif de Cordeillan-Bages, de 2005 à 2010.
En 2010, lorsque Jean-Luc Rocha prend les commandes des cuisines à Cordeillan-Bages, il décide d’imposer dès le départ sa vision dans une carte résolument différente de celle de son célèbre prédécesseur. Cette décision présentait un risque important pour lui et pour la maison, car on ne pouvait prévoir comment allait réagir la clientèle qui, accoutumée à la cuisine de Thierry Marx plutôt inspirée des techniques de la cuisine moléculaire, avait réservé longtemps d’avance pour vivre l’expérience. Le chef Rocha décide tout de même de relever le défi et change 80 % de la carte. Sans manquer d’originalité, la nouvelle carte propose une gastronomie contemporaine transportée par les grands classiques et les fondamentaux de la cuisine française tout en laissant beaucoup de place aux produits. Défi relevé ! Il réussit à étonner et à conquérir ses clients et conserve ainsi les précieuses étoiles de son établissement. « Un tour de force ! » s’exclame avec enthousiasme Jean-Luc Boulay.
La brigade s’est vite ralliée au nouveau chef. En matière de management, Rocha nous explique que sa vision est la même que pour la cuisine. La générosité, l’assiduité, la régularité, la reconnaissance et la justesse, sont des qualités qu’on peut avoir avec les produits, mais également avec les gens. Il faut rester soi-même, mais être respectueux.
La pression que provoque le maintien des étoiles, le chef la vit bien. Si l’on énonce la polémique qui entour le Michelin, il nous répond : « Malgré un tirage en baisse, le guide demeure la bible qui met le mieux en valeur les restaurants, et ce, dans le monde entier. C’est une référence solide. » Conscient que les temps changent et que les médias et Internet viennent modifier les références et les habitudes du public, il affirme plein de sagesse : « Il faut faire ce que l’on aime, y croire, laisser le temps aux choses et vivre avec son temps. »
Malgré une maitrise hors du commun et un parcours qui impose le respect, Jean-Luc Rocha est un homme simple, généreux avec les pieds bien sur terre. D’origine portugaise, il nousraconte que son enfance s’est déroulée dans la convivialité d’une table familiale, généreuse et chaleureuse. Toutes les expériences de sa vie l’ont préparé à son parcours. Son père qui est ébéniste, lui a transmis l’importance de la sélection des produits, de la précision et de la rigueur. Sa grand-mère quant à elle lui a transmis son amour de la cuisine. Quand on lui demande ce qui l’a motivé à s’infliger la dure discipline d’accession au titre de MOF il répond tout simplement : « J’ai fait des choix honnêtes en fonction de mes rêves, de ce que je suis et de la façon dont je voulais exercer le métier. » Après sa formation académique, il a travaillé comme cuisinier et comme chef dans des colonies de vacances, dans des maisons de retraite, dans des bistros, dans des restaurants gastronomiques… où il a finalement décidé de poursuivre son rêve : « faire partie de l’élite, travailler des produits de luxe et partager une expérience. » Si son titre de MOF a indéniablement influencé son parcours, l’importance qu’il lui accorde est de lui avoir donné une grande maitrise des bases sans laquelle aucune extravagance ne serait possible.
Et la célébrité ? Le chef Rocha n’y tient pas trop.« Même s’il est vrai, admet-il, qu’une présence dans les médias contribue de façon importante à la renommée et la rentabilité de nos établissements, il ne faut jamais perdre de vue notre travail de cuisinier ni oublier que nous sommes là pour permettre à nos clients de vivre un moment de bonheur. » Et d’ajouter : « nos plats sont des histoires qui, si elles sont bien racontées, sauront vivre dans le temps et feront notre renommée. »
Pour lui, l’avenir de la cuisine semble clair. « Après de grands détours vers des techniques tels que la cuisine moléculaire et l’exotisme des produits, un grand mouvement de retour vers une cuisine mieux adaptée aux lieux semble faire surface dans les grandes villes gastronomiques. » C’est un éternel retour aux sources que le chef résume en deux mots : authentique (accolé aux produits) et identifiable (relié au gout) .
Le produit, il en est souvent question quand on s’entretien avec lui. Il devient intarissable en parlant des produits qui subissent une transformation ou un raffinement non naturel. A titre d’exemple, il n’utilise presque pas de sel ni de sucre raffiné qui sont non seulement néfastes pour la santé, mais qui altèrent les propriétés des produits et les contaminent. Le chef avait apporté dans ses bagages du caviar préparé pour ses besoins. « Mon caviar ne contient pas de borax comme la plupart des caviars, mais du sel naturel. Le borax donne certes une texture intéressante au caviar, mais comme il est aussi utilisé pour tuer les souris, je refuse d’en servir à mes clients. »
Pour son premier voyage en sol québécois, le chef se dit être impressionné par la qualité de l’offre gastronomique de la capitale et déplore le manque de reconnaissance internationale pour sa cuisine. « Votre gastronomie est émergente certes, mais vous devez la faire connaitre. Les produits nordiques sont abondants et de très bonne qualité. Plusieurs bonnes tables les travaillent avec talent. De belles découvertes pour moi. »
La complicité est palpable entre les deux Jean-Luc, deux maitres réunis quelques jours pour partager leur amour de la cuisine et leur immense respect du produit. Loin du tumulte entourant la préparation des deux soirées de dégustation au Saint-Amour, nos chefs partaient ensemble le lendemain pour vivre une autre passion commune, la nature et les grands espaces. Une expédition en motoneige était prévue, où la dégustation serait encore au rendez-vous grâce àla découverte de viandes sauvages dont celle de l’ours.